L’originalité de Tom réside essentiellement dans l’alliance harmonieuse et créative de deux registres que tout oppose a priori : le réalisme social à tendance documentaire et l’imaginaire des contes de fées, lequel offre au protagoniste la possibilité de dépasser les difficultés matérielles tout en lui permettant de s’accomplir sur le plan personnel.
Depuis la parution de l’ouvrage fondateur du folkloriste russe Vladimir Propp, Morphologie du conte (1928), on sait que les récits merveilleux obéissent tous à une même structure et qu’ils font intervenir un nombre limité de figures universelles, incarnant des fonctions spécifiques et remplissant un rôle immuable dans la narration. Au-delà des apparences, on retrouve dans Tom les sept archétypes fondamentaux du conte de fées que Vladimir Propp a mis en évidence dans son fameux essai : l’intrigue suit l’itinéraire d’un jeune héros-quêteur, qui décide spontanément d’agir et de prendre en mains sa destinée, dans le but final de délivrer la belle princesse, ici prisonnière de son statut social tout en étant la proie privilégiée d’un faux héros, aussi fourbe que pharmacien. Le protagoniste doit faire face à un agresseur, à l’origine-même du méfait initial, et il est épaulé par un donateur, qui le met à l’épreuve avant de lui offrir un auxiliaire magique, pour l’aider à accomplir la mission que le mandateur lui a confiée.
Dans sa facture d’ensemble aussi bien que dans ses détails, Tom s’apparente ainsi à un authentique conte de Grimm subtilement grimé en chronique naturaliste. Ce qui n’est pas le moindre des prodiges dont le film est capable.
Le prénom du personnage principal sert également de titre au long métrage [01], ce qui oriente d’emblée le spectateur sur le chemin de l’enfance et du corpus littéraire correspondant. En effet, Tom évoque évidemment le Tom Pouce du célèbre conte des frères Grimm. Ils sont d’ailleurs petits tous les deux, par l’âge ou par la taille, mais chacun se révèlera capable de réaliser de très grandes choses. Si l’on chemine de Grimm à Charles Perrault, la filiation s’affirme : le Tom du film est aussi débrouillard que le petit Poucet qui sème des cailloux pour retrouver son chemin dans la forêt, lorsque ses pauvres parents bucherons n’ont d’autre choix que d’abandonner leur nombreuse progéniture faute de pouvoir la nourrir. Notre Tom habite lui aussi tout près d’un bois, dans un mobil-home rudimentaire [02] échoué à l’écart du village où il vit avec sa mère, Joss, fraîchement sortie de l’adolescence mais déjà soumise aux rudesses de la précarité. Cependant, ici au moins, la nature alentour est tout sauf hostile. Au contraire, elle leur permet de se remplir le ventre à moindre frais ou au prix de quelques menus arrangements avec la légalité.
Dans la première scène du film, on assiste à la capture d’une grive destinée au repas, mais le stratagème déployé relève autant du ludisme enfantin que d’une quelconque technique de chasse à proprement parler [03-04]. La mise à mort de l’oiseau fait d’ailleurs l’objet d’une ellipse pudique qui évacue la violence de l’acte. Tom transporte ensuite le dîner d’un pas solennel et d’un air endeuillé, comme en signe de recueillement devant l’offrande forestière qui passe immédiatement à la casserole. Le jardin de la voisine fournira la garniture nécessaire au parachèvement de la recette de cuisine que Joss a trouvée sur son téléphone portable. Bien que Tom ne le sache pas, le chapardage de quelques pommes de terre constitue en fait un larcin toléré par la propriétaire du potager, qui observe le manège rituel du gamin à travers les persiennes [05] sans manifester sa présence ni l’empêcher de se servir.
« Enfant naturel » (c’est-à-dire né hors mariage, selon l’expression qui était encore utilisée il y a peu), Tom est surtout montré comme un enfant de la nature, laquelle s’avère aussi protectrice que bienveillante à son égard. L’air (la grive), l’eau (les écrevisses qu’il pêche dans la rivière), la terre (les patates qu’il subtilise) puis le feu (le fusil qu’il trouve dans la forêt) concourent à sa subsistance et à sa défense. La logique du conte prévaut ainsi largement sur toute autre considération : il est par exemple peu vraisemblable que l’enfant découvre une arme de chasse en parfait état dans la carcasse rouillée d’une épave de voiture qui semble avoir toujours été là. Sauf, justement, si l’on s’en remet aux modalités du récit merveilleux, lequel ne connaît d’autres lois que celles qu’il édicte. Les quatre éléments naturels sont ainsi les alliés objectifs et « magiques » de Tom, dans la mesure où ils œuvrent secrètement à son initiation. Lorsqu’il se rend chez Madeleine une seconde fois pour y faire ses provisions clandestines et qu’il découvre la vieille dame inconsciente, Tom fait preuve d’initiatives peu communes pour un enfant de son âge [voir analyse de séquence n°1]. Par la suite, il adoptera le comportement d’un authentique « chevalier servant », prodiguant aide, protection et attentions sincères.
La nature intervient également de manière significative et fortement symbolique à l’occasion d’un autre grand tournant de l’intrigue, quand Tom surprend une conversation depuis l’extérieur du mobil-home, où il apprend que Samuel est son père biologique. Pour accuser le coup, il se réfugie immédiatement dans les bois. On le retrouve alors lové dans le creux d’un arbre [06], dont les racines recouvertes de mousse forment une sorte de ventre de verdure. L’arbre connote la généalogie et l’enfant regarde vers le haut, vers les branches de la cime [07], vers l’avenir en somme. C’est au pied de ce robuste axe végétal que s’amorce le processus de renaissance de Tom, en tant que fils légitime cette fois-ci, et « prince valeureux » de la recomposition familiale. Ce moment crucial de transformation intérieure se prolonge ainsi logiquement sur l’eau de la rivière « amniotique », dans la barque où il s’endort [08], accompagné par le courant fluvial, les écrevisses et un vol de canards sauvages, tandis que la caméra s’élève elle aussi dans les airs, au-dessus du jeune dormeur allongé dans la frêle embarcation faisant office de second berceau.
Toutefois, dans les premières séquences du film, Samuel est essentiellement associé à la menace. Une menace diffuse mais qui se manifeste avec insistance à différentes reprises. Dès sa première excursion alimentaire chez Madeleine, Tom est suivi et observé, comme en témoigne un plan subjectif qui ne correspond pas au point de vue de la vieille dame [09] et qui met d’ailleurs le jeune garçon sur ses gardes [10]. Puis, lorsque Tom rentre au mobil-home, une prise de vue en plongée fait apparaître une silhouette d’homme à contre-jour [11], s’immobilisant avant d’effectuer un saut dans les feuillages [12], dont le rendu sonore est suramplifié, si bien que le bond de l’inconnu semble alors décuplé, comme s’il disposait des « bottes de sept lieues » du célèbre ogre dévoreur d’enfants, bien déterminé à fondre sur sa proie. Le climat anxiogène se développe à mesure de l’approche de l’étranger, qui observe le départ des occupants du mobil-home [13] et profite de leur absence pour visiter l’endroit à pas de loup [14]. Le découpage de la scène prend bien soin de ne jamais dévoiler le visage de l’intrus [15], qui demeure une présence ombreuse aux intentions potentiellement malveillantes. D’autant que ce rôdeur masqué par l’obscurité est toujours présent lorsque Tom et Joss sont en train de dormir [16]. Comme dans les contes traditionnels, Samuel endosse ici le statut de l’agresseur en puissance, parfois proche du surnaturel, dont le comportement inquiétant est intensifié par la mise en scène.
Quand Samuel se présente le lendemain à visage découvert, les circonstances font que la situation tourne effectivement à l’agression, quoiqu’involontaire. Tom y met un terme manu militari, grâce au fusil de chasse trouvé dans les bois, lequel paraît presque plus grand que lui [17]. Toujours à l’instar des contes de fées, un même personnage peut remplir des fonctions différentes au fur et à mesure de la progression de l’intrigue. C’est le cas ici de Samuel : d’abord identifié au danger, il va ensuite assumer le rôle du « donateur », c’est-à-dire celui qui met le héros à l’épreuve avant de lui offrir un présent, « l’auxiliaire magique », pour l’aider à atteindre son objectif. Après une tentative de rapprochement maladroite au bord de la rivière, Samy commence à gagner la confiance de Tom lorsqu’il le croise sur la route à vélo [18] et lui propose de terminer le trajet dans son corbillard [19]. Il lui remet alors sa carte de visite professionnelle [20], laquelle fera bel et bien office de véritable « auxiliaire magique », dans la mesure où le morceau de carton va permettre à Tom d’accomplir sa mission ponctuelle consistant à ramener Madeleine chez elle afin qu’elle puisse retrouver la compagnie de ses chiens [voir analyse de séquence n°3], comme elle lui en fait la demande lorsque le gamin lui rend visite à l’hôpital (« Je ne veux pas rester ici. Il faut me sortir de là »). Selon la typologie classique des contes, la vieille dame incarne dès lors la figure du « mandateur », soit donc le personnage qui confie une mission au héros.
Le sens de l’initiative qui caractérise Tom l’autorise en quelque sorte à devancer la requête de sa protégée : il s’occupe en effet des chiens depuis l’hospitalisation de Madeleine et tient compagnie aux animaux en leur lisant les contes de Grimm (bien évidemment !) [21], dont il a trouvé un exemplaire relié dans l’une des pièces. La lecture à haute voix de Tom permet d’identifier très facilement le conte en question. Il s’agit des Musiciens de Brême, qui raconte l’histoire d’un chien, d’un âne, d’un chat et d’un coq désormais trop vieux pour servir leurs maîtres respectifs, et qui pour cette raison risquent d’être mis à mort. Afin d’échapper à cette perspective funeste, ils décident de se rendre dans la ville de Brême et d’y devenir musiciens. Au cours de leurs multiples aventures, ils découvrent une maison investie par des voleurs. Bien décidés à prendre leur place, ils parviennent à chasser les brigands et s’installent définitivement dans la confortable demeure. Comme on peut s’en douter, ce conte n’est pas choisi par hasard et résonne de plusieurs façons avec ce que Tom est en train de vivre : on y trouve les thèmes de la vieillesse et de l’exclusion sociale, et surtout celui de la solidarité face à l’adversité. C’est en joignant leurs forces que les personnages du récit de Grimm se réinventent une nouvelle existence, comme ce sera le cas pour Tom et ses parents.
Lorsqu’il termine son goûter dans le mobil-home, Tom attend le départ de sa mère avant de sortir de sa poche la clé de la maison de Madeleine [22], qu’il fait tourner entre ses doigts et contemple longuement, comme s’il s’agissait d’un objet précieux. Le gamin ne s’y trompe pas : cette clé est en effet un véritable sésame, presqu’une « baguette magique », dont le pouvoir est tel qu’il transforme radicalement le quotidien de son détenteur. Chez Madeleine, Tom dispose de tout ce qui fait défaut chez lui : il y a une bibliothèque bien achalandée en mesure de satisfaire son goût des livres ; une télévision et une baignoire dont il peut se servir sans avoir à rationner l’eau chaude ; et surtout, Tom a la possibilité de dormir dans une vraie chambre, qu’il s’approprie en apposant la paume de sa main dans la buée d’une fenêtre et en y écrivant son prénom. L’angle de prise de vue adopté par la caméra dévoile alors au spectateur que « Tom » lu à l’envers donne le vocable « mot » [23]. Rien de plus normal en somme pour un enfant de onze ans qui enseigne l’orthographe à sa mère, et qui fait montre par ailleurs d’une intelligence particulièrement vive, ne demandant qu’à s’épanouir.
En comparaison avec le mobil-home, la vaste demeure de Madeleine s’apparente dès lors à un authentique château médiéval aux yeux de ce petit prince en k-way bleu [voir analyse de séquence n°2], dont la valeur et la vaillance n’ont pas attendu le nombre des années pour se manifester. Conformément au dénouement usuel des fables, il sera récompensé en retour, à la hauteur de son engagement auprès de ceux qu’il côtoie.
« Un jour, on aura une vraie maison, je te promets. La roue va tourner, tu vas voir », lui a dit Joss un soir après la première visite agitée de Samy. Mais la roue, c’est Tom qui va la faire tourner. Et la maison, c’est lui qui va la trouver. Quand il vient au secours d’une vieille dame aux allures de sorcière, il rencontre en fait une « fée marraine », par l’intermédiaire de laquelle il va réussir à tisser des liens familiaux et à sortir sa mère de l’ornière relationnelle où elle se complaît.
Car Joss est dans une impasse, aussi bien sur le plan professionnel (Monsieur « Pôle Emploi » n’a rien d’un bon génie, tant ses pouvoirs sont limités…) que personnel. Certes, Joss a pour elle la jeunesse et la beauté, mais son physique avantageux ne constitue guère un atout, bien au contraire, dans la mesure où il ne fait qu’attiser la seule libido des hommes. Le moniteur d’auto-école qui la convoite la surnomme « Cornichon » (« Corps » / « Nichons »), ce qui en dit suffisamment long sur la nature exacte de ses intentions. De son côté, le pharmacien du village avec lequel Joss a une courte liaison ne représente pas vraiment un parti plus enviable : après l’étreinte, il la félicite pour son fabuleux tour de poitrine puis la gratifie de quelques échantillons de produits cosmétiques [24], comme une rétribution récompensant le service consenti. Si l’on poursuit l’analogie avec la structure dramatique habituelle des contes de fées, le pharmacien occupe la place du « faux héros ». Malgré son statut social, il n’a rien d’une planche de salut et pourrait à peine servir d’issue de secours. « Il profite », comme le dit Joss à Samy quand ce dernier surgit une nouvelle fois inopinément dans le mobil-home. Le « faux héros » sera cependant démasqué publiquement sur son lieu de travail, par une Joss survoltée [25] dont l’aplomb laisse tout le monde bouche bée, à commencer par le premier intéressé [26].
Pour la jeune femme, la prise de conscience intervient lors de son retour du week-end à la plage avec Lola et les copains du bar. Sur son chemin, elle croise un groupe de prostituées vieillissantes et lasses, dont l’une d’entre elles accroche son regard [27], si bien que Joss ralentit le pas [28]. Sans doute perçoit-elle alors sur ce visage abimé par la vie une possible image d’elle-même, de son propre avenir si elle continue à multiplier les aventures sans lendemain.
Grâce à Tom, cette prise de conscience enclenche un « effet Cendrillon » qui enraye le devenir souillon pour révéler la princesse égarée en ajustant chaussure à son pied. Joss prépare un examen pour être auxiliaire de vie, et Tom, toujours aussi perspicace, lui propose de démarrer sa formation auprès de Madeleine, qui ne peut plus assumer seule les tâches courantes. Au contact de la vieille dame, le caractère orageux de la demoiselle s’adoucit et les deux femmes se rapprochent. Joss découvre alors la chambre que Tom s’est choisi en la signant de de son prénom [29], puis elle tombe sur l’exemplaire des contes de Grimm [30] à l’intérieur duquel figure la carte de visite de Samy en guise de marque-page [31], ce qui l’émeut presque aux larmes [32]. De manière symbolique, la découverte du livre entérine la réunion à venir de tous les membres de la famille, à laquelle Madeleine œuvre elle aussi. En bonne fée marraine, elle se lance dans la confection d’une blouse de travail pour son aide à domicile [33]. Le soin qu’elle accorde à l’ouvrage, les attentions dont elle témoigne et la blancheur du vêtement font que la situation ressemble à s’y méprendre aux préparatifs matrimoniaux d’une mère pour sa fille. Finalement, c’est bien de cela qu’il s’agit : cette blouse cousue à la main n’est autre que la robe immaculée d’une future mariée. D’autant que la maison de Madeleine accueille ensuite un repas qui rassemble la famille au complet [34], comme la préfiguration d’un banquet de noces, lequel se solde d’ailleurs par un baiser entre les deux (futurs) époux. Tom avait donc vu juste depuis le début : la clé du château décati possède bel et bien tous les pouvoirs d’une baguette magique.
Une fois son action accomplie, la fée marraine se retire, comme il se doit. Madeleine meurt à l’endroit-même où elle a été secourue par Tom, dans sa serre au milieu de ses plantations [35]. Après avoir apporté la touche finale au portrait de famille en voie de composition, la vieille dame prend congé au centre d’un tableau de maître. La nature du plan cite en effet explicitement une toile très célèbre : Ophélie (1851), de John Everett Millais [36], à ceci près que l’eau de la rivière est ici remplacée par un lit de verdure, et que les légumes se substituent aux différentes variétés de fleurs, en toute cohérence circonstancielle.
La profusion florale vient cependant clore le film, à l’intérieur du corbillard de Samy [37]. Une fée disparaît et une famille naît, selon le cycle de la vie et les usages du type de fiction auquel le film se réfère.
Comme le prénom du héros nous y invite, il faut prendre Tom au mot et l’envisager comme une fable contemporaine, un « conte de faits » exaltant la magie du monde et des relations humaines, vues à travers les yeux d’un enfant.